
Nous pensions discuter avec Liv Boeree de politique et de décisions rationnelles au poker. Finalement, cela aura été une discussion sociologique sur les problèmes les plus importants de notre société.
Alors que toutes les activités extérieures prévues autour de l’EPT Barcelone avaient été annulées en raison des vents violents, Boeree avait eu le temps de nous retrouver pour évoquer des sujets plus sérieux que le poker.
Elle a récemment écrit un article pour le journal britannique The Independent sur la prise de décision rationnelle et son impact sur le poker et la politique.
Considères-tu la prise de décision rationnelle comme une discipline scientifique ?
Je pense que ça peut l’être, oui. Notre esprit est faillible par essence. Nous avons tous ce qu’on appelle des biais cognitifs.
Vous en trouverez une longue liste sur Google. Ces biais sont liés à l’évolution, c’est un processus lent et globalement inefficace sur le court terme.
La plupart d’entre eux sont apparus soit à cause d’une capacité mentale limitée, soit pour nous permettre de prendre des décisions plus rapides dans les situations qui demandent plus de rapidité que de précision. La réponse combat-fuite en est un bon exemple.
Dans ce cas-là, c’est une bonne chose, mais les biais nous poussent aussi à faire souvent des erreurs lorsque l’on doit prendre des décisions complexes. Par exemple, les humains ont souvent tendance à privilégier le fait d’éviter les risques plutôt que de chercher le plaisir.
C’est lié à l’évolution, puisque les erreurs pouvaient souvent vous coûter votre vie. Nous ne sommes plus que très rarement dans cette situation, mais une partie de notre cerveau (le cerveau reptilien) fonctionne toujours sur ce mode-là.
En situation de stress, le cerveau reptilien prend le dessus et c’est très improductif. Quand on joue une main compliquée par exemple, le stress monte, la fréquence cardiaque s’accélère et c’est difficile de penser clairement.
C’est la fréquence cardiaque qui détermine quand la partie de notre cerveau responsable des décisions rationnelles laisse place à l’instinct, cela a été prouvé scientifiquement.
C’est très embêtant quand tu arrives à la river, que tu dois décider de suivre ou pas un énorme pot et que ton cerveau ne te propose qu’un trou noir.
Au final, tu prends une décision sur un coup de tête juste pour faire quelque chose. Peut-être que ce sera la bonne, mais le raisonnement n’aura pas été optimal. Il faut apprendre à contrôler ses réactions physiologiques et émotionnelles pour comprendre comment faire fonctionner la partie « intelligente » de son cerveau.
Il est donc possible d’apprendre à prendre des décisions rationnelles et délibérées ?
Oui. Nous avons tous ces biais qui nous détournent de la prise de décision rationnelle. Heureusement, il existe énormément de sites et d’organisations qui enseignent la prise de décision rationnelle, parmi lesquels LessWrong.com ou le Centre pour la rationalité appliquée (Center For Applied Rationality).
L’un des biais les plus fréquents est celui du status quo. Il s’agit de la résistance inhérente au changement.
Par exemple, certaines personnes sont très fortement opposées au mariage homosexuel. L’un des arguments qu’ils donnent souvent est très représentatif du biais du status quo : « le mariage gay n’a jamais existé jusque-là et la société s’en porte très bien. »
Ils expriment ensuite souvent le « biais de pessimisme » en surestimant la probabilité que quelque chose de mauvais se produise à cause du mariage gay : destruction de la société, colère divine, etc.
Autre exemple qui s’applique bien au poker : l’aversion à la perte. C’est ce qui arrive lorsque vous effectuez un investissement, qu’il s’agisse de temps ou d’argent, et que vous persévérez alors que vous savez pertinemment qu’il a certainement une EV (espérance) négative.
Admettons par exemple que vous avez des as rouges et que le flop soit 7-8-9 de pique, le turn le valet de pique, que les mises commencent à monter, que vous souhaitez vous coucher mais que vous avez déjà investi plus de la moitié de votre stack.
Le tableau ne fait qu’empirer et vous savez pertinemment que vous n’avez que d’infimes chances d’en sortir gagnant, mais vous n’arrivez tout simplement pas à vous coucher.
Ici, la solution est assez évidente, mais les gens ne l’appliquent pas toujours parce que les émotions s’en mêlent. Les joueurs s’attachent tellement à la main en cours qu’ils ne veulent pas la lâcher, même si cela serait raisonnable d’un point de vue mathématique.
Si vous vous apprêtez à prendre une décision dont l’EV est négative, ne la prenez pas.
Donc on est jamais trop « engagé dans un pot » pour en sortir ?
C’est ça. Il faut bien sûr prendre les probabilités en compte, et si vous êtes persuadé que votre adversaire bluffe, alors pourquoi pas suivre.

Mais il faut qu’il y ait un vrai raisonnement, pas simplement le fait que beaucoup de VOS jetons soient déjà dans le pot.
Ces derniers temps, les réfugiés font la une de tous les médias en Europe. Les politiques n’ont pas réussi, mais les gens défilent dans les rues contre les réfugiés. Est-ce un exemple de déviation de la prise de décision rationnelle ?
Encore une fois, on retrouve les biais du pessimisme et du status quo ici. Il existe évidemment des arguments rationnels contre le fait de laisser entrer de plus en plus de réfugiés en Europe.
Si on estime par exemple que cela pourrait faire augmenter la criminalité ou trop peser sur les services publics. Ce sont des considérations légitimes. Mais le plus souvent, le risque est assez faible, et pourtant largement surévalué par les gens.
Ce qui me choque le plus, c’est toute la haine et le vice qui ressortent, simplement parce que les gens donnent beaucoup trop d’importance à leurs peurs. Quand on lit certains commentaires sur Internet à propos de la crise des migrants, on frôle parfois le sadisme.
Dans le cadre d’une expérience, quelqu’un a posté des commentaires reprenant mot pour mot la propagande nazie sur le site du Daily Mail. Ils avaient simplement changé « juif » en « migrant »... Et ces commentaires ont été largement salués et ont recueillis de nombreux votes.
C’est quand même terrifiant qu’autant de gens dans notre société occidentale « civilisée » tombent si facilement dans des travers fascistes lorsqu’ils se retrouvent face à une telle situation.
Dans ce cas-là, les gens ont tendance à exagérer les aspects négatifs et à tomber dans un tribalisme totalement irrationnel. Ils rejettent les solutions permettant d’éviter le plus de souffrances au maximum de gens, surtout si celles-ci peuvent affecter leur richesse/bonheur, même à un degré infime.
Selon toi, quelle serait une réponse rationnelle ?
Malheureusement, dire à quelqu’un qu’il se conduit de manière irrationnelle n’est généralement pas très efficace. Personne ne réagit bien à ce genre de remarque. Il faut expliquer et éduquer les gens autant que possible sur tous les sujets, surtout aussi sensibles que celui-ci.
Le monde a tellement changé ces cent dernières années qu’on ne peut pas se contenter de suivre les mêmes règles. Plus vite on aura compris cela, plus nous pourrons avoir des discussions sensées et posées sur les grands problèmes de notre époque.
L’éducation est vraiment la clé. Plus les gens comprennent les choses, moins ils auront peur des conséquences improbables que cela pourrait engendrer.
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